Le récit d'Edwin

Ami lecteur :

Ainsi débute le récit d'Edwin dicté à Linda trois mois avant sa mort :

Si comme moi tu as souffert dans ta chair, si tu as été affligé de déformation grave dès ta naissance, si la maladie a meurtri ton corps ou si tout à coup à la suite d'un accident tu es devenu un grand infirme sache que ton avenir n'en est pas ruiné pour autant. Tu dois reprendre courage, tu peux encore vivre une vie intéressante et trouver l'âme sœur qui te permettra, de surmonter bien des difficultés. A toi à qui s'adressent particulièrement ces mémoires, je dis : « Lis ce livre, peut-être te permettra-t-il de mieux supporter la vie, de mieux la comprendre et d'espérer », c'est pour toi que j'ai voulu écrire.


Un tramway qui ne s'arrête pas

Ma famille et moi habitions l'Egypte où la classe aisée ignorait toutes les difficultés de la vie. Aucune barrière ne s’opposait aux voyages. L'argent était, si l’on peut dire, en or. On ne connaissait pas les impôts et bien entendu les adultes n'apprécièrent cette époque que lorsqu'ils l'eurent perdue. Mon père, ma mère, mes oncles et mes tantes (surtout du côté maternel) formaient une famille très unie au sein de laquelle notre génération de cousins et cousines grandissait fraternellement en recevant la même éducation.
Mes parents attachaient aussi une importance capitale à la ponctualité. Ils me donnèrent ainsi la manie de l’exactitude et je leur dois la terreur que me cause toujours la pensée d'être en retard, que ce soit au spectacle, à un rendez-vous ou pour un départ. En dépit des moqueries de mon entourage je tiens encore à me trouver à la gare une heure au moins avant l’heure du train. Et chez moi je suis tourmenté lorsque malgré moi mes malades m'attendent dans le salon après l'heure de leur rendez-vous.
Cette ponctualité, jointe sans doute à ma passion du football, n'a peut être pas été étrangère au terrible accident qui devait survenir le 15 Janvier 1918.
Quoiqu’étant très pressé (je devais assister à une compétition de football pour laquelle j'étais déjà en retard) je ne pus faire autrement que d'accepter (de raccompagner ma tante) . En la quittant devant chez elle, je vis arriver le tramway. Comme il n'y avait personne à la station, un petit drapeau indiquait au conducteur qu'il n'avait pas besoin. de s’arrêter. Je me précipitai pour atteindre le tramway en pleine marche. Ce n'était pas la première fois que je le faisais. Mais il allait vraiment très vite. Ayant mal calculé mon saut, je ratai le marchepied et mes deux jambes passèrent sous les roues.
J'éprouvais un tel malaise, lorsque je devais me déplacer devant des gens qui m'avaient connu avant mon accident et qui par conséquence pouvaient faire des comparaisons, que mes parents jugèrent indispensable de me faire partir à l'étranger. Ils pensaient que je me rééduquerais plus vite si je quittais Alexandrie, me détachant ainsi de tout ce qui pouvait me rappeler mon accident. C'est pourquoi, très peu de temps après la signature de l'armistice nous quittions l'Egypte pour la France.
Je débarquai donc, en France, à l'âge de 15 ans, moi et mes appareils. Le simple fait de marcher ne tranchait pas tous les problèmes s il me fallait vivre comme les autres, ceux pour qui tous les mouvements sont naturels. Pour le garçon de 15 ans normal, il y a deux problèmes principaux. D'abord l'organisation des études et ensuite celle des loisirs. Pour un amputé, l'ordre est inversé : les loisirs occupent la première place mais sont absorbés par la rééducation physique. Je reconnaissais tous les bienfaits que m’apportaient ces exercices quotidiens et indispensables, mais j’étais épouvanté par les efforts qu'il me fallait accomplir. J'eus encore une période de découragement et d'abattement, mais elle ne dura guère sitôt que j'eus rejoint, la famille de ma mère.
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J'étais à peine guéri quand il fallut affronter mon premier concours d'externat que je passai d'ailleurs sans difficulté. Je me souviens pourtant de l'aventure désagréable qui accompagna ce succès :
Dans une grande salle, on tirait au sort à chaque séance les noms des candidats qui allaient affronter le jury. Le jour où mon nom sortit à ce tirage, je fus pris d'une véritable panique et je perdis tous mes moyens. Depuis, j'ai gardé des concours le souvenir le plus fâcheux et je dirai plus loin ce que j'en pense.

Un grand amour

Tout commença par une simple lettre qui me parvint un jour aux environs de Dinard où je passais cette année là mes grandes vacances. Elle émanait d'une jeune fille de 17 ans, qui habitait la Turquie et qui, sans me connaître, mais ayant appris par une amie commune ma douloureuse mutilation, avait voulu manifester sa sympathie au garçon malheureux et si handicapé qu'on lui avait décrit.
Elle était charmante cette lettre. Le ton en était amical sans familiarité, tendre sans démesure et consolante sans apitoiement. Elle commençait ainsi : Je m'appelle Linda.
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Elle parvint sans trop de peine à convaincre son père qui l'adorait et ne savait rien lui refuser, ce qui fit qu'un beau jour elle put m'écrire qu'elle avait retenu sa place, m'annonçant joyeusement sa prochaine arrivée.
J’avais du mal à croire que ce bonheur total pouvait m'être accordé. Pourtant il était là, inondant mon cœur et illuminant ma vie. Chez moi l'amour s'était installé insidieusement, mais il était devenu d'autant plus fort que son incubation avait été plus longue. Chez elle, il éclata d'un seul coup, profond, total, définitif sans l'ombre d'une hésitation. Elle savait déjà comme moi-même que cet amour serait le seul amour de notre vie. Nous ne vivions plus que l'un pour l'autre, que l'un par l'autre. « Les fiançailles sont comme le prélude d'une symphonie consacrée à l'amour ». Je l'avais noté avec les sentiments et les pensées de mes 22 ans
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Mais voici que quelques mois plus tard nous vîmes s'assombrir l'horizon de notre vie. Nos parents n'envisageaient plus favorablement notre projet de mariage. Les miens ne voulaient pas le voir réalisé avant la fin de mes études. Les siens n'acceptaient pas des fiançailles si prolongées. On nous sépara donc en nous faisant valoir que notre amour était chimérique. A elle on soulignait tous les aléas d'un avenir incertain auquel 1'amour ne résisterait pas. A moi on disait simplement « Tu n'as pas le droit ! » et j'étais au fond tenté de croire qu'en effet, je n'avais pas le droit à un véritable amour intense et partagé.
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Il me fallut mentir, simuler une entière soumission au sort qui m'était réservé, alors que j'étais en pleine révolte contre l'injustice que j'y voyais. Je dus reconnaître que mes parents avaient raison et que celle que j'aimais méritait mieux que moi comme si la raison était pour quelque chose dans notre amour. Toutes les raisons du monde pouvaient-elles me faire oublier les douces inflexions de sa voix la jeunesse de son rire et tout l'amour que m'offraient ses yeux ? En me quittant elle m'avait dit « Je reviendrai ! » mais n'était-ce pas pour m'éviter le découragement. Elle m'avait dit aussi « J'attendrai jusqu'à ton internat » mais allais-je avoir la force de continuer à travailler pour y parvenir ? Pourtant que pouvait-il me rester dans la vie sinon le travail et l'étude ?
Je me plongeai donc avec l'énergie du désespoir dans la préparation de l'internat.
Quelques mois après, elle épousait un homme qui présentait aux yeux de ses parents toutes les garanties souhaitables. En toute bonne foi, ils pensaient faire le bonheur de leur fille.
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Le retour de Linda
Depuis le jour où j'avais passé ma thèse, et où j'avais eu la joie à cette occasion de revoir Linda j'espérais toujours que la vie pourrait à nouveau nous réunir. Cet espoir secret m'aidait à supporter ma vie un peu austère.
Ce moment tant attendu, arriva en Septembre 1936. Elle venait de perdre son père après une pénible maladie. Les enfants, deux garçons, ayant grandi, étaient en pension. Elle se trouva désemparée, malheureuse, et décida de venir me rejoindre.
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Nous vivions donc, tout à notre bonheur, sans prévoir le moins du monde ce qui pouvait arriver quelques années plus tard.


Malgré son amputation, Edwin s'engage dans l'armée

Quelques années plus tard, ce fut en effet la guerre,
Le 3 Septembre 1939, jour de la mobilisation générale, je reçus, comme suite à mes offres de service, un ordre de mission émanant du Ministère de la Santé Publique, qui m'envoyait à Blois. Nous partîmes, Linda et moi, emmenant le personnel et le matériel nécessaires pour y installer un centre de transfusion destiné à suppléer, en cas de besoin, celui de Paris.
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S'il ne faut donc ici raconter ce que j'ai vu et ce que j'ai subi, du moins le ferai-je sans haine et sans chercher à interpréter les faits.
On pourrait s'étonner que je sois encore de ce monde alors que tant d'autres, physiquement mieux armés que moi et plus doués pour se défendre, par leur savoir-faire et par leur sang-froid, ont lamentablement péri. Une chose est certaine : mon salut, c'est essentiellement à ma femme que je le dois, à sa lucidité, à l'instinct qu'elle possède de pressentir le danger avant même que sa menace ne se précise, et à son assurance face à ce danger quand, enfin, il est là.

Edwin pendant la guerre

En arrivant dans la capitale, nous apprîmes qu'un message nous était parvenu nous ordonnant de nous replier sur l'Afrique du Nord. Il était beaucoup trop tard puisque nous avions franchi la ligne de démarcation et que nous nous trouvions entre les mains des allemands. Une nouvelle vie allait commencer pour nous.
Ignorants de tout ce qui nous attendait, nous étions heureux pour le moment de savoir nos enfants à l'abri, de nous retrouver dans notre petit appartement, de revoir tous nos parents, nos amis et, pour moi, de reprendre mon activité à l'hôpital, où je me rendais tous les matins par le seul moyeu du métro.
Un jour, en pleine consultation, alors que j'avais autour de moi un groupe d'étudiants, on m'apporta un papier du directeur me demandant d'arrêter sur le champs la consultation en raison des lois raciales nouvellement édictées. Ce fut pour moi un choc brutal, et je partis, effondré. Je continuai néanmoins à exercer ma profession concernant ma clientèle particulière jusqu’au jour où on m’intima l’ordre d’arrêter net toute activité professionnelle.
Je fis appel et j’obtins satisfaction en raison des services rendus. Mais bientôt après, le commissaire aux affaires juives devait m'interdire définitivement d'exercer la médecine. Ce fut une fois encore un coup très dur et le problème se posa pour moi : comment subvenir à nos besoins puisqu’aucune ressource ne nous permettait de vivre. Linda, toujours courageuse, me remontait le moral et continuait à espérer.
Puis un jour, comme nous nous trouvions au bord du découragement, quelqu'un me demanda un rendez-vous. C'était le propriétaire d’un laboratoire de produits pharmaceutiques, Monsieur Lavril, qui fabriquait également du fromage et du beurre.Quelques années auparavant je lui avais conseillé de fabriquer une pommade dermatologique avec le petit lait qui lui restait de la fabrication de ses camemberts. Il venait en reconnaissance de ce précieux tuyau, me proposer un poste dans son laboratoire. J'acceptai avec empressement et lui exprimai à mon tour ma gratitude. Quel soulagement pour moi. Une fois par semaine, j'allais au laboratoire donner des idées sur de nouveaux produits à expérimenter. Grâce à cette occupation, le problème du ravitaillement était presque résolu, puisqu'on me procurait du beurre et du camembert. Cet ami providentiel était par surcroît très courageux. Il venait fréquemment nous chercher pour nous emmener dans sa propriété où nous faisions d‘agréables séjours. C'est là qu'il nous fit établir des faux papiers et une de nos cartes d'identité correspondait à une personne habitant la région et amputée comme moi. Une nuit, en revenant de sa propriété, par un brouillard intense (nous n'avions pas encore nos faux papiers) une patrouille allemande nous barra la route. Avec un extrême courage, notre conducteur fonça et nous eûmes la chance de ne pas être inquiétés. Pour ne pas créer d'ennui à cet hôte complaisant, nous décidâmes ce jour là de ne plus profiter de son hospitalité et de rester chez nous.

Très vite, l’occupant se mit à nous imposer des mesures particulières d’interdiction de sortir après 8 heures du soir, de fréquenter les cafés, les jardins publics, l'ascenseur du métro, Obligation de n'utiliser dans le métro que le wagon de queue. Obligation aussi de n'avoir qu'une domestique âgée. Toutes ces brimades ne furent pas édictées ensemble, mais firent l'objet de décisions successives, s'échelonnant à intervalles réguliers de façon à nous faire comprendre qu'on ne nous oubliait pas et à nous rappeler ainsi notre condition inférieure dans la société.
Mais, de toutes les mesures prises contre nous, la plus dure fut incontestablement le port obligatoire de l'étoile jaune. Pour avoir le morceau d'étoffe infamant, il fallait de surcroît, ô dérision, donner des tickets de textile.
L'étoile devait être cousue sur la gauche du vêtement et être parfaitement visible. Nous ne pouvions donc plus passer inaperçus, et pour moi qui, de tous temps, avait eu horreur de me faire remarquer, je me trouvais ainsi dans l'obligation désagréable d'ajouter ce nouveau signe distinctif à celui que me valait la difficulté à marcher.
Je dois reconnaître que, dans le public, nous avons bénéficié d'une attitude remarquable, faite de discrétion et de gentillesse. Par contre, il faut bien dire que certains confrères qui m'apercevaient dans la rue changeaient visiblement de trottoir pour ne pas avoir à me serrer la main, et j’en éprouvais d’ailleurs plus de regret que de rancœur.

Avec l'étoile jaune

Cette étoile jaune me valut quelques aventures. Arrivant un jour au métro au moment du départ de la rame, il me fallut atteindre, comme il avait été stipulé, le wagon de queue. Ma fatigue et mon essoufflement s'ajoutant à mon infirmité me rendaient le trajet difficile. Voyant cela, le chef de station a fait attendre le train jusqu'à ce que je sois arrivé. Tout le monde se demandait la raison de cet arrêt prolongé. Port heureusement, aucun militaire allemand ne se trouvait là, car j'aurais partagé avec ce bienveillant employé le risque d'une sanction grave.
Une autre fois, au cours d'une rafle, j'ai été mis de côté en raison sans doute de ma difficulté à rester debout. « Asseyez-vous dans un coin » me dit-on. Toutes les personnes présentes furent fouillées et emmenées au commissariat tandis que je restai, oublié dans le coin indiqué.
Je suis parti sans comprendre pourquoi j'avais été épargné.
Ceux qui ont porté l'étoile jaune ne pourront jamais l'oublier.
Nous avons vécu dans la frayeur et l’angoisse jusqu’à la libération. Au début, je tâchais de remonter le moral des gens qui m’entouraient.
J'avais la chance de compter parmi mes malades des inspecteurs de la police qui me prévenaient les soirs d'arrestations massives. Ces soirs-là, il fallait surtout ne pas être chez soi. Je m'appliquais à renseigner tous ceux que je pouvais atteindre. Les autres soirs, le seul bruit des voitures dans la rue nous faisait trembler.
Je me rappelle la forte émotion que nous avons éprouvée une certaine nuit. Le couvre-feu était obligatoire pour tout le monde. A une heure du matin, la sonnerie de la porte nous réveilla brusquement. J'avais dit à Linda qu’en aucun cas je ne me laisserais arrêter préférant le suicide à la déportation, et j’avais toujours à ma portée une ampoule à avaler. Ma femme me supplia d'attendre que l’on soit fixé sur la gravité du danger. Mais, qui d'autre que les Allemands pouvait sonner à cette heure-là ? Linda se leva et alla doucement jusqu'à la porte retenant sa respiration, elle guetta mais ne percevant aucun bruit, elle ouvrit et ne put distinguer personne sur le palier qui était d’un noir d’encre. « Qui a sonné ? » demanda-t-elle. Une voix lui répondrai alors timidement : « Excusez-moi je croyais avoir appuyé sur la minuterie » C'était un Suisse, donc neutre, et autorisé lui à circuler la nuit. Comme Linda avait eu raison d’insister pour que je ne précipite pas le geste fatal.
Notre vie était parsemée de frayeurs analogues. Un soir, la concierge surgit devant moi, épouvantée : Un officier allemand avait demandé à me voir. Elle me proposait de fuir par l'escalier de service, mais ma difficulté à marcher me l'interdisait. Je refusai donc et résolus d'attendre les événements. L'officier commença par m'accuser de faits assez graves, tous faux d'ailleurs prétendant notamment que je cachais des juif et que je m'apprêtais même à fuir à l'étranger. A la fin, voyant qu’il ne m'impressionnait pas, il me demanda si j'avais un coffre. Sur ma réponse négative, il entreprit une perquisition en règle et, après avoir fouillé partout sans résultat, il nous déclara : « Défense de sortir sous peine de mort. Je vais revenir tout à l'heure avec d'autres officiers pour perquisitionner plus à fond ». On avait pourtant l'impression qu'il opérait pour son propre compte. Dès qu'il eut le dos tourné, nous courûmes à la fenêtre. On le vit traverser la rue et gagner directement l'immeuble d'en face où demeurait un confrère également Israélite. Dix minutes plus tard, il en ressortait et s'éloignait précipitamment. Nous apprîmes alors par la concierge, envoyée aux nouvelles, qu'il avait procédé de la même façon mais, cette fois, ayant trouvé de l'argent, il était parti avec le butin sans que le médecin, justement effrayé, ait pu élever la moindre protestation.
Une autre aventure, à quelques jours de là, nous valut on moment d'émotion. Un autre Allemand vint me demander à la concierge. Cette brave femme s’empressa, comme la première fois, de nous prévenir. Nous étions moins effrayés quand les Allemands procédaient à une arrestation, ils le faisaient toujours à deux. Celui-là, malgré son grade d’officier, semblait tout intimidé, et pour cause t c'était un ancien maître d'hôtel tchécoslovaque ayant travaillé chez mon oncle. Il venait tout simplement demander de mes nouvelles et me fit remarquer que nous avions eu tort de nous déclarer mais, pour essayer de nous réconforter, il nous signala qu'après l'attaque de la Russie le moral de l'armée allemande était assez bas.
Toutes ces émotions se succédant ainsi finissaient par user nos nerfs. Linda pourtant, les surmontait toujours avec le même optimisme et la même confiance, justifiée d'ailleurs, puisque nous passions miraculeusement à travers les embûches.
Voici d'ailleurs un autre épisode dramatique que je ne peux oublier. Je me trouvais un jour chez mon orthopédiste, mes appareils ayant besoin d'être, réajustés. Celui-ci demanda de bien vouloir jeter un coup d’œil sur les blessures d’un confrère amputé des deux cuisses, qui venait pour se faire appareiller. Il se trouvait dans une pièce dont l'entrée était gardée par deux colosses qui me dévisageaient d'un air soupçonneux. Dès que je me fus présenté, ce médecin m’expliqua que les allemands l’ayant arrêté et dirigé en chemin de fer vers un camp de concentration, il avait été si épouvanté par ce qui se passait autour de lui qu’il préféra sauter du train en marche. Malheureusement, il s’y mal prit et les roues lui sectionnèrent les deux jambes. Il fut découvert évanoui sur la voie par des cheminots qui le transportèrent à l’hôpital en petite charrette. Là, les Allemands firent savoir qu'ils viendraient le chercher dans la journée avec leur ambulance. Mais, avertis par les braves cheminots, un petit groupe de résistants les devancèrent et s’empressèrent de le conduire en camionnette chez l’orthopédiste. Je fus heureux d'expliquer à mon confrère et camarade d'infortune que, bien appareillé, il pourrait plus tard mener comme moi-même une vie normale. Je sais aujourd'hui que ce confrère a pu surmonter toutes les, difficultés, et exercer la médecine sans toutefois oublier l’affreux spectacle du train de ces malheureux déportés dirigés vers les camps de la mort.
Nous avons tout de même connu, dans cette période d'angoisse, quelques jours de paisible détente. Nous les avons dus à un malade que l'on me demanda d'aller soigner en province, dans l'Aube. Nous ne portions pas encore l'étoile. Après avoir bien hésité, je me laissai tenter par l'attrait du voyage et nous partîmes. Cela dura trois semaines. Ce furent trois semaines agréables, qui mirent une tache claire dans le sombre tableau de ces années tragiques. La campagne était belle. Il y avait des rivières pleines de truites que notre hôte nous servait aux repas. La nourriture était abondante et saine. Tout paraissait normal. Nous nous sentions très loin de la guerre et de l'occupation. Mais hélas, il nous fallut rentrer et retrouver toutes nos misères, toutes nos terreurs.
Des amis venaient quelquefois nous voir. Nous avons donné l'hospitalité à un jeune homme qui nous ravitaillait en échange de sa pension. Mais un jour, il nous dit : « Je vous dois la vérité, je suis recherché par les Allemands pour mes activités dans la résistance et il ne serait pas chic de ma part de vous exposer à ce qu'ils me découvrent chez vous ». Il n'y avait sans doute pas grand risque, car, si nous avions été arrêtés, la présence d'un suspect chez nous n'aurait pu aggraver notre sort.
Le temps passait, les heures nous paraissaient démesurées. Nous les occupions volontiers à écouter la radio chez nos concierges, car notre poste nous avait été confisqué, selon le règlement imposé aux Juifs. La B.B.C. nous donnait du courage en nous versant chaque jour notre petite ration d’espoir. « Rira bien qui rira le dernier », disait Churchill, et nous étions heureux d'écouter la voix de la France libre.
Certains de nos amis étaient très anglophiles et gardaient confiance. D'autres, au contraire, se résignaient au pire. « Nous avons, disaient-ils, 25 ans d'hégémonie allemande, il faut nous y faire tout de suite ». Quelques-uns, en se défendant de vouloir nous décourager nous conseillaient de quitter Paris et de gagner la zone libre mais nous n'avions pas d’argent, A Paris nous étions chez nous, sans loyer à payer. De plus, nous profitions de quelques malades reconnaissants, bouchers, tripiers, ou autres, qui nous apportaient des colis de victuailles. Comment aurions nous pu nous résoudre à nous en aller vers l'inconnu ?
Nous fûmes au contraire bien inspirés de rester à Paris. Linda tomba malade, d'une affection assez grave.
Heureusement, nous avions encore le téléphone (que, plus tard, on nous enleva) ce qui me permit une nuit d'alerter un confrère ami qui vint à bicyclette à deux heures du matin. Une opération fut décidée. Pendant que ma femme était à la clinique, on me prévint de ne pas réintégrer notre appartement, car elle risquait fort d'être arrêtée. En effet, elle était française depuis peu et les Allemands ne reconnaissaient plus les naturalisés français de fraîche date.
On lui demanda d'aller à la préfecture rendre ses papiers de Française ce que, d'ailleurs, elle eut le tort de faire. Le fonctionnaire auquel elle s’adressa lui dit, sur la vue de ses papiers, qu'elle devait s'adresser au 4e étage, bureau 93. Comme elle connaissait le chef au bureau des étrangers, où elle venait depuis 20 ans renouveler ses papiers, elle voulut, avant de monter, s'adresser à lui. Cette inspiration la sauva car la prenant à part, il lui dit : « Surtout n'allez pas au Bureau 93, on vous dirigerait immédiatement sur Drancy. f....z le camp, et ne remettez plus jamais les pieds à la préfecture ». « Mais, lui demanda comment faire sans papiers ? ». Il lui répondit : « Enfin, ce n'est pas à moi de vous dire que l’on peut se procurer de fausses cartes d’identité. »
Nous ne pourrons jamais être assez reconnaissants à ce fonctionnaire qui, au risque de perdre sa place, nous sauva la vie.


L'UGIF

La lecture des journaux nous plongeait chaque fois dans le désespoir et contribuait beaucoup à briser notre moral. Nous avions l’impression d’appartenir à une race maudite destinée à être exterminée.
Un de mes camarade me suggéra de m’inscrire à un organisme qui avait pour but de servir d’intermédiaire entre les allemands et les juifs. Or, cet organisme, appelé l’U.G.I.F, demandait des médecins. Je ne savais pas en dépit de l'aide réelle qu'elle apportait aux persécutés, elle était un instrument entre les mains des occupants. Quant aux dirigeants, ils avaient certains avantages, pouvaient sortir la nuit, voyager, aller en zone libre pour trouver de l'argent à l'intention des juifs. A chaque départ de trains de déportés, ils apportaient des couvertures, ainsi que des victuailles qui réconfortaient les partants. Mais, il était difficile de savoir quel était le but véritable de l'U.G.I.F. L'organisme comprenait entre autres des Allemands, des Autrichiens, et il s’est avéré que ceux qui ont cru se mettre à l'abri en s'y inscrivant, se sont lourdement trompés car ils ont été à leur tour déportés.
J'allais donc, en qualité de médecin de l'U.G.I..F. rue Guy Patin, voir les malades atteints d'affections dermatologiques. Un épisode, là, s'est fixé dans mon souvenir : j'avais enlevé une verrue plantaire à une petite fille de huit ans qui s’était laissé faire sans pousser un cri. En m'en allant, je rencontrai dehors un petit garçon qui me dit en soulevant sa casquette : « Tout s'est il bien passé ? C'est ma sœur que vous venez d'opérer. » Les deux enfants étaient seuls au monde. Leurs parents avaient été déportés. Les Allemands conduisaient dans cette maison de la rue Guy Patin tous les enfants se trouvant dans ce cas. Ils étaient en mauvais état et couverts de vermine. On commençait par les vacciner, on les remontait, et, quelques temps après, toujours dans la nuit, on venait les chercher pour les déporter à leur tour. Qui trompait-on ? Donner à ces enfants du bien-être après tant de jours de souffrance pour les reprendre à nouveau et les replonger dans le malheur. A quel sombre dessein pouvait correspondre ce comportement ?
Parmi ces enfants, certains se montraient très courageux. Une seule chose les désolait : les poux. Pour pouvoir les traiter, on était dans l’obligation de leur couper les cheveux à ras, et cela désespérait les petites filles. On s'enquit donc auprès de moi d'une autre façon de procéder. Je pensais qu'on pouvait éviter le rasage des cheveux à condition de pouvoir disposer d'une solution de benzol et de camphre. Il était très difficile de se procurer ces produits. C'est alors qu'un chimiste français prit sur lui de me préparer cette solution en prélevant sur son propre stock, au risque de s’attirer de graves ennuis s’il était découvert. Cette solution fut ensuite utilisée dans tous les camps de concentration et elle portait mon nom (ce qui n'était pas sans m’inquiéter un peu). On disait même « Pour avoir la solution du Docteur Sidi, il faut apporter des flacons vides. »
Nous nous réunissions quelquefois à l'U.G.I.F. pour discuter sur les soins à donner après la guerre aux déportés survivants. Comment les nourrir dans l'état de dénutrition totale où ils se trouveraient ? Nous savions qu'il ne faudrait pas les suralimenter. Ces notions ne furent malheureusement pas observées. De nombreux déportés ont péri, la guerre finie, pour avoir été trop abondamment nourris.
Une de ces réunions devait avoir lieu dans 1’appartement de Mme G., femme admirable qui avait dirigé en France le service d'assistance sociale. Il neigeait et, en raison de ma difficulté à marcher dans la neige, je ne pus m'y rendre. Ce fut ce qui me sauva, car, ce jour-là, les Allemands arrêtèrent et déportèrent tous ceux qui se trouvaient à cette réunion, y compris évidemment Mme. G..A dater de ce jour, j'interrompis bien sûr mes visites à l'U.G.I.F.
Toute cette période, aussi angoissante qu'elle fut, n'en était pas moins passionnante pour autant. Les épisodes alternaient; tour à tour inquiétants et encourageants, tristes et parfois comiques. Ainsi, un de mes amis qui occupait un poste important dans la gendarmerie nationale, en zone libre bien entendu, se trouvant de passage à Paris, nous invita, ma femme et moi, à déjeuner. Comme il roulait dans une voiture officielle, il demanda à Linda de prendre le métro car il était difficile d'admettre une femme dans un véhicule de la maréchaussée. Je m’y installai donc, tout seul sur la banquette arrière. En arrivant aux Champs Elysées, nous fûmes arrêtés par la Feldgendarmerie. On imagine mon émotion, n'ayant sur moi que des papiers portant l'estampille « JUIF ». Mon ami ne fut pas non plus très rassuré quand on lui demanda ses papiers. Le feldgendarme ne comprenant pas le français, ou eut recours à un interprète qui expliqua que les papiers que nous tendions n'avaient aucune valeur et qu'il fallait une autorisation spéciale pour circuler le dimanche. Laissant mon ami défendre comme il pouvait la position, je fis le mort au fond de la voiture, attendant mon sort avec résignation. Les choses, fort heureusement, s'arrangèrent mais, quand nous voulûmes repartir, la voiture refusa malicieusement de démarrer. Or, par comble d'ironie, ce fut le feldgendarme qui la poussa, sans se douter évidemment qu'elle contenait un juif. Une autre fois, un ami médecin de sanatorium et coreligionnaire se cachait à Paris sous le nom de Nègre nous fit prévenir qu’il viendrait nous voir mais à la seule condition de ne rencontrer chez nous aucun autre visiteur, tant le terrorisait l’idée d'être reconnu. Pendant qu'il était là, un autre ami vint inopinément nous rendre visite, dont le véritable nom était Lévy mais qui se faisait appeler Leroy . En l’introduisant, Linda se répétait sans cesse les faux noms dont nos amis s’étaient affublés pour ne pas se tromper et ce qui devait arriver arriva : elle présenta le Docteur Nègre sous son vrai nom de Cohen et, devant l'expression terrifiée de celui-ci, elle s'écria pour le rassurer : « Et puis, zut ! le Docteur Leroy est en réalité le Docteur Lévy. » Nous avons toujours eu beaucoup de succès en racontant cette histoire, mais pendant toute la durée de la guerre, nous n'avons plus revu le Docteur Nègre-Cohen.
Bientôt, Linda devait vivre une aventure qui aurait pu fort mal tourner. Ayant été aux Halles chercher du fromage chez un de mes malades, elle fut tentée par une marchande de fleurs qui lui proposait quelques œillets à très bon compte. En réglant son achat, elle sentit une main lui tapait sur l’épaule. Elle se retourna et vit se dresser devant elle un grand gaillard qui, après avoir montré sa plaque en soulevant le coin de son veston, lui demanda à brûle pourpoint : « Etes vous marchande de fleurs ? ». Sur sa réponse négative, elle fut obligée de présenter ses papiers. Pas très rassurée (puisqu'il s'agissait de faux papiers établis à Evreux) elle les lui tendit sans hésiter. Les ayant lus attentivement, il déclara : « Vous allez me suivre au commissariat pour vérification d’identité ». Jouant de culot, parce qu'elle se sentait perdue, elle lut dit d'un air détaché : « Avec plaisir, je suis très connue à Evreux et ce sera chose facile ». Devant une telle assurance, il renonça à son intention et l'engagea simplement à ne pas recommencer. Cette fois, vraiment elle l’avait échappé belle et c’est en tremblant qu’elle reprit le métro.
Souvent de petits incidents de cet ordre, lorsqu’on était juif ou résistant, pouvaient se terminer par une arrestation et un départ rapide vers les camps de concentration. C'est ainsi que le fils d'un médecin bavardant dans la rue avec un ami et riant de bon cœur, vit surgir un officier allemand qui, s'imaginant qu'on se moquait de lui et apercevant une étoile jaune sur le veston de ce garçon, le fit immédiatement arrêter. Il ne tarda pas à être déporté et ses parents ne le revirent jamais.

Cachés

Après avoir longtemps hésité, nous nous résolûmes un jour à quitter notre domicile. Quelques faits inquiétants nous avaient amenés a cette décision notamment la visite de cet officier allemand qui était venu pour voler de l'argent et qui, parti bredouille, ne demandait peut-être qu’à revenir. D'autre part, une enquête avait été faite par l'occupant auprès du concierge de l'hôpital pour savoir si j’y venais régulièrement. Il fut répondu que j'avais abandonné mon service depuis longtemps. Mais on me conseilla par prudence de ne plus revenir. Voici qui acheva de nous décider.
Une femme remarquable dont j'avais soigné la fille, qu'elle avait malheureusement perdue, nous offrit son hospitalité disant que personne ne viendrait nous importuner chez elle. Nous ne pourrons jamais oublier ce que cette femme au grand cœur a pu faire pour nous. Avec un courage extraordinaire, elle nous répondait, quand nous lui faisions entrevoir qu'elle risquait d'être arrêtée avec nous : « Ce serait pour moi, à la fin de ma vie, une très grande joie que d'avoir pu vous être utile et vous rendre votre amitié ».
Nous vécûmes chez elle une période de détente. Nous l’appelions « Marraine » pour motiver cet hébergement et ne portions évidemment plus d'étoile jaune et nous disposions de faux papiers. Grâce à cela nous pouvions sans rougir nous promener chaque matin dans le quartier des Invalides et de l'école Militaire. Quelle distraction pour moi que d'y flâner à loisir. Il m'arrivait même d’y travailler et de rédiger quelques pages de mon livre sur les teintures capillaires. tandis que les soldats allemands se livraient, près de moi, à leurs exercices quotidiens.
Nous attendions, avec l'impatience que l'on devine, le débarquement espéré. Malgré la tentative de Dieppe, qui nous avait un peu découragés, nous pensions bien qu'il finirait un jour par avoir lieu. Déjà, le débarquement en Afrique du Nord, nous avait mis du baume au cœur. Pourtant nous n'osions pas tabler sur une certitude, car les Allemands comptaient beaucoup sur le fameux mur de l'Atlantique. Avec un de mes amis, nous avions convenu que le premier instruit du débarquement en France téléphonerait à l'autre ces simples mots ; « La badiane est arrivée ». Le matin du 6 juin, il nous appela à 7 heures et prononça cette merveilleuse phrase. C'était l'espoir qui pénétrait à flot dans nos âmes tourmentées. Mais cet espoir devait encore pour quelque temps se teinter d'angoisse. La libération se dessinait mais des bruits sombres se répandaient qui semaient l'inquiétude : « Les Allemands, disait-on, avaient miné Paris et tout devait sauter ». Nous n'en persistions pas moins à espérer. Aux Invalides, ce n'étaient plus les mêmes soldats qui faisaient de l'exercice. Ils étaient cette fois très jeunes ou très vieux.
Des camions commençaient à traverser Paris à toute vitesse, pleins d'officiers, de meubles, de tableaux. Les « souris grises » se lamentaient parce qu'il n'y avait plus de trains ou de camions pour elles. Les Allemands continuaient à déporter dans leurs camps de concentration les jeunes qu'ils pouvaient encore dénicher.
Nous vîmes enfin l'armée allemande retraverser Paris pour fuir, cette fois, dans un réconfortant désordre, cherchant à échapper au talonnage des Alliés.
Et le grand jour de notre délivrance arriva enfin. C’est en pleine euphorie que nous accueillîmes le merveilleux concert des cloches, notre émotion fut si grande que les larmes nous vinrent aux yeux, mais c'était cette fois des larmes de joie. Nous eûmes encore une petite alerte, due à un dernier soubresaut de l'armée allemande dans les Ardennes, mais elle fut de courte durée, et il ne nous resta plus qu'à attendre patiemment l'armistice qui marqua l'écrasement de l'ennemi et la fin de cette affreuse guerre.
Notre retour fut rendu émouvant par l’accueil chaleureux qui nous fut réservé. Tout notre entourage nous témoigna sa sympathie, aussi bien nos concierges que nos voisins et nos amis. C’est toujours si bon de se sentir aimé.
Nous regagnâmes notre appartement en y amenant celle qui nous avait cachés pendant 6 mois et que nous désirions garder toujours auprès de nous.
Il faut le reconnaître, ce fut bien souvent chez les simples et les infortunés, que se révélèrent les plus grandes qualités de courage et de dévouement. Il m'était toujours très agréable de constater le regard réconfortant et affectueux de mes infirmières pendant les années de persécution, alors que certains autres plus haut placés dans l'échelon social paraissaient me fuir. Quelles pouvaient être leurs raisons ? Etaient ils gênés de ne pouvoir rien dire et rien faire devant ma profonde détresse alors que les autres, n'écoutant que leur cœur, ne craignaient pas de se compromettre ? Ou bien, ne pouvaient-ils comprendre ma misère, n'ayant eux-mêmes jamais subi de telles brimades ?

Que sont devenus Robert et Jean

En évoquant aujourd'hui cette période de guerre, d'autres images me reviennent à l'esprit, d'autres tourments me remontent au cœur. Mais de tout ce que nous avons pu endurer pendant ces années cruelles, ce qui nous parut le moins supportable fut sans doute l'angoisse que nous valut l'éloignement des enfants et les graves périls auxquels ils furent exposés. Quand nous nous retrouvâmes après l'armistice, à Paris, ils purent nous adresser régulièrement de leurs nouvelles au moyen de ces cartes imprimées où l'on effaçait les mots sans objet, et qui ne comportaient en manuscrit que la seule signature. Pendant la guerre, grâce à une fausse carte d'identité, ma femme avait pu à plusieurs reprises aller jusqu'à eux. J'étais toujours dévoré d'inquiétude quand je la voyais partir, s'apprêtant à franchir les lignes allemandes. Je me demandais toujours avec angoisse si on ne découvrirait pas que cette carte, pourtant délivrée grâce à un ami dans une mairie de l'Eure, était une fausse carte. Malgré ces émotions, je pensais que les enfants étaient mieux à l'abri en Belgique puisqu’auprès de nous ils pouvaient, comme nous, courir le risque d'être arrêtés et déportés. A Paris, on arrêtait même les enfants en bas âge et nous étions heureux de penser que les nôtres étaient eu sécurité.
Et puis un jour, ce fut le drame. Nous reçûmes une lettre alarmante de l'aîné, nous disant qu'il avait été obligé de quitter le collège, que son frère n'était pas avec lui mais qu'il ne fallait pas nous inquiéter. Cela, bien sûr, nous affola. Deux jours après, le chef de gare. d'une localité proche du collège nous écrivit pour nous faire savoir que le cadet avait été arrêté avec tous les élèves et le personnel de l'établissement parce que abritant des résistants, ils avaient été dénoncés. En réalité, les Allemands avaient, au cours d'une première visite, emmené le directeur et les résistants hébergés. Dès qu'ils furent partis, on se dépêcha d'envoyer les enfants les plus âgés, parmi lesquels se trouvait notre aîné, Robert, dans une campagne environnante et notre cadet, Jean, resta au collège avec deux petits cousins de quatre ans qu'il ne voulut pas abandonner. 0n pensait que les Allemands ne s'occuperaient pas d'enfants si jeunes et Robert comptait d'ailleurs, dès le lendemain, venir les chercher en voiture. Malheureusement, une bible en hébreu fut découverte parmi les résistants arrêtés, et le commandant furieux, ordonna qu'on revienne au collège arrêter le reste des occupants qui, petits et grands, furent dirigés à Malines dans un camp de concentration.
Nous étions désespérés et impuissants. Mais dans notre malheur, nous avions tout de même la chance d'avoir quelques amis qui purent nous venir en aide. Tout d’abord un cheminot belge, Monsieur Cailloux, auquel ma femme avait rendu quelques services, put nous faire parvenir une lettre par des collègues faisant partie de la résistance. Il nous y donnait des nouvelles de Jean et nous promettait qu'aucun enfant arrêté en Belgique ne serait déporté puisque tous les réseaux ferrés étaient sous la surveillance des résistants. Ce fut pour nous un énorme soulagement. En même temps, une assistante sociale, Mlle Debiens, nous écrivit de son côté pour nous donner des nouvelles de Robert qui, après avoir été recueilli par un prêtre, se trouvait à l'abri dans une famille amie, les Dessart, dont les enfants étaient des camarades des nôtres. Grâce à eux, nous avons pu avoir constamment des nouvelles de nos deux enfants. Ils allaient voir Jean dans son camp de concentration, lui apportant nourriture et friandises, et s'occupant également de nourrir les 20 enfants enfermés avec lui. Nous n'oublierons jamais cette famille généreuse et dévouée et nous ne pourrons jamais assez lui témoigner notre gratitude.
Les jours passaient ainsi dans l'attente de la moindre nouvelle. La situation pour les occupants commençait à se détériorer et cela les rendait plus mauvais encore. Mlle Debiens continuait à nous renseigner et nous apprit que Jean et ses compagnons de captivité avaient été réunis dans un home d'enfants Israélites sous la responsabilité d'une directrice. Jean avait gagné sa confiance et ne se sentait pas malheureux, A plusieurs reprises, Mlle, Debiens avait essayé, la surveillance n'étant pas trop rigide, de lui faire admettre l'idée d'une évasion, mais il avait toujours refusé de crainte que la directrice n'ait a subir des représailles. Il promettait cependant de s'enfuir le jour où la situation s'aggraverait.
Nous vécûmes la une période déprimante où les remords se mêlaient à l'angoisse. Chacun de nous deux essayait de rassurer l'autre. Je souffrais doublement en pensant aux tourments de ma femme qui cependant me cachait tout, et bravement se montrait toujours optimiste.
Un jour, tout de même, Mlle, Debiens put convaincre Jean que la libération étant proche, il pouvait s'évader et rejoindre son frère chez nos amis. Le garçon accepta mais ne voulut partir qu'avec l'assentiment de la Directrice. Celle-ci, encouragée par l’armée Blanche (c'est ainsi qu'on désignait la résistance belge) permit à Jean de partir. Nous eûmes, après la libération, 1’immense joie de les retrouver tous les deux et, avec le consentement de leur père, ils vinrent habiter avec nous à Paris, où ils purent faire des études fructueuses, puisqu'aujourd'hui, Robert est ingénieur et Jean est médecin.
Lorsqu'à l'heure actuelle il m'arrive de penser à ces terribles années, je me sens beaucoup plus de courage pour surmonter les petits ennuis quotidiens. Avoir été pendant quatre ans sous la botte allemande, subissant tous les jours de nouvelles brimades et affrontant de nouveaux dangers, cela m’apparaît aujourd'hui beaucoup moins effroyable quand je le compare à tout ce qui s'est passé ailleurs, et en particulier à ce que fut le ghetto de Varsovie. Je me rends compte que si j'ai cru vivre un long cauchemar, nous avons été, me femme et moi, très favorisés puisque nous sommes aujourd'hui heureux avec nos enfants.


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